L’IA pourrait être un avantage améliorant la productivité des travailleurs en les libérant des tâches les plus répétitives et mécaniques, mais elle risque également de remplacer et de transformer certains métiers. Dans son rapport remis au président de la République le 13 mars 2024, la Commission de l’intelligence artificielle affiche pourtant que « les emplois directement remplaçables par l’IA ne représenteraient que 5 % des emplois d’un pays comme la France ».
Par-delà cette question des gains ou des pertes d’emplois, le dernier rapport du LaborIA publié le 17 mai 2024 étudie les transformations de l’activité de travail dans le cadre des rapports humains-machines. Créé par le ministère du Travail, de la Santé et des Solidarités et Inria en 2021, le LaborIA est un programme de recherche-action centré sur l’analyse des impacts de l’IA sur le travail, l’emploi et les compétences.
Les conséquences du déploiement de l’ia sur le travail et les organisations
« Cette étude a pour but d’identifier de manière fine tout un nuancier d’impacts possibles des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) sur le travail par le truchement d’une enquête approfondie (observation, entretiens) dans les organisations », expliquent les auteurs du rapport. Une enquête par questionnaire auprès de décideurs d’entreprise et une série de terrains d’investigation ont ainsi été réalisés afin de mieux comprendre les mécanismes d’appropriation et d’usage des SIA, les conséquences de leur déploiement sur le travail ainsi que les conditions favorisant une IA bénéfique pour les travailleurs et les organisations. Ces enquêtes ont permis de recueillir les perceptions croisées des parties prenantes (décideurs, concepteurs, ingénieurs et salariés) dans différents types d’organisations (entreprises privées, administrations, établissements publics).
Trois principaux résultats ressortent de ces travaux :
- Le déploiement des SIA dans les organisations est un nouveau point de départ. L’appropriation d’un SIA par les travailleurs ne se réduit pas à un simple apprentissage de ses fonctionnalités et du maniement de son interface. Les travailleurs doivent aussi s’engager dans l’entretien, l’amélioration et la supervision des SIA. Pour les auteurs du rapport, ce travail d’entraînement et d’ajustement est réalisé pour « socialiser les algorithmes ». Ils mettent en avant l’indispensable contribution des destinataires de l’IA à son amélioration et son adaptation à l’activité de travail et désignent l’humain comme « maître d’apprentissage de l’IA ».
- Les échecs et les réussites des projets d’IA sont tributaires des conflits de priorité dans le travail. Il existe une opposition entre une logique gestionnaire de l’lA et une logique du travail réel, constatent les auteurs du rapport. « Ainsi, il est fréquent qu’au cours du déploiement des SIA, les priorités des décideurs butent sur les préoccupations des travailleurs confrontés aux changements dans leurs tâches, compétences et conditions de travail » ajoutent-ils. Selon eux, « l’objectif d’amélioration des conditions de travail et la réduction des tâches fastidieuses affiché par les décideurs passe parfois sous silence le surtravail nécessaire à l’apprentissage et à la supervision de l’IA ». Les gains de productivité du travail escomptés ou réalisés grâce à l’introduction des SIA peuvent également être contrebalancés par les questionnements des salariés sur l’évolution du sens de leur travail.
- L’IA bouleverse l’organisation et le management. L’arrivée des SIA reconfigure les rôles professionnels, les compétences requises et le management. Les études menées démontrent en effet que « le déploiement des SIA peut provoquer un sentiment de déclassement en termes d’identité et de compétences professionnelles requises pour certains métiers/fonctions ». Les auteurs du rapport expliquent que « si l’utilisation d’algorithmes avancés crée de nouvelles opportunités pour les managers d’exercer un contrôle sur la main-d’œuvre, ces outils de gestion algorithmiques sont également de plus en plus appliqués aux cadres intermédiaires qui, privés de leur rôle traditionnel de supervision, peuvent se sentir dépossédé de leurs rôles/missions au sein de l’organisation, la gestion algorithmique recouvrant les tâches qui leur étaient traditionnellement dédiées ». Il est notamment question d’automatisation des process d’embauche, de l’évaluation des travailleurs via des systèmes de notation, de la planification automatisée des équipes…
Des recommandations pour outiller le dialogue social technologique
« L’apport majeur de cette étude consiste à repérer les conditions de possibilité du compromis de rationalité et les conditions d’émergence des configurations capacitantes », affirment les auteurs du rapport. Ils formulent en ce sens une série de recommandations susceptibles de nourrir le « dialogue social technologique », à destination des acteurs du travail (employeurs, travailleurs, représentants) ainsi qu’aux concepteurs de solutions IA :
- Intégrer les SIA à partir du travail réel, c’est-à-dire impliquer les travailleurs au processus d’innovation afin de permettre l’émergence d’un compromis de rationalité. « Plus qu’une simple consultation en vue de faciliter l’adoption, il s’agit de partir du travail réel », préconise le rapport ;
- Élaborer une coconception en continu des SIA. Il s’agit de favoriser des interactions rapprochées avec l’ensemble des protagonistes du projet de SIA – le décideur, le concepteur, l’ingénieur et l’opérateur/utilisateur, les instances représentatives du personnel -, afin de codéfinir la configuration sociotechnique. Ces interactions « doivent être continues, organisées et collégiales en vue d’élaborer une culture collective des usages et des incidences des SIA sur le travail », recommandent les auteurs du rapport ;
- Prévoir des SIA qui sécurisent les travailleurs. Il est question ici de SIA centrés sur l’amélioration de la qualité de vie au travail, la réduction des risques socioprofessionnels et l’appui aux pratiques professionnelles. L’IA est ici envisagée comme « cran de sécurité » ;
- Élaborer une explicabilité située des SIA. En d’autres termes, rendre le fonctionnement et les résultats de l’IA compréhensibles pour les travailleurs en situation d’activité ;
- Considérer l’imprévisibilité des situations de travail avec les SIA. Les auteurs du rapport recommandent en effet de « prendre en compte des potentiels effets inattendus de l’IA sur le travailleur, le travail et l’organisation ». Selon eux, il faudrait développer « une culture partagée des usages et des postures organisationnelles adaptées : tolérance à l’erreur, prise d’initiative, dialogue social technologique, conflit de qualité, c’est-à-dire la possibilité de délibérer sur les critères de qualité du travail avec les SIA ».
Ces recommandations s’inscrivent dans le sillage de celles déjà formulées dans le rapport Villani en 2018 ou encore celles émanant des négociations paritaires.