« On a quitté le port du Havre, laissez-nous aller jusqu’à New-York. » Les cabinets d’avocats prennent le virage de l’IA


« On a quitté le port du Havre, laissez-nous aller jusqu’à New-York. » Les cabinets d’avocats prennent le virage de l’IA
Les cabinets d’avocats, solos ou grandes firmes à l’américaine sont de plus en plus nombreux à s’équiper d’outils dopés à l’intelligence artificielle. Un investissement qui a un coût. Mais qui permet des gains de temps certains. Sans que ne soit immédiatement définie la manière dont ces gains de temps sont réalloués.

L’accès à l’IA, le bâtonnier de Paris, Pierre Hoffman, en a fait un élément clé de sa mandature. « Pendant la campagne pour le bâtonnat, j’ai vu le risque d’une profession menacée de fracture numérique. Les gros cabinets équipés d’un produit maison et les autres, qui seraient laissés à quai», nous relate-t-il. Lorsqu’un client lui adresse une mise en demeure qu’il a rédigée lui-même, avec l’aide d’un outil conversationnel, c’est le déclic. Il fait le pari un peu fou d’équiper les petits cabinets (un ou deux associés) d’une solution juridique boostée à l’IA. Après appel d’offres et audition de plusieurs soumissionnaires, le choix se porte sur l’éditeur Lefèbvre Dalloz. 3 mois plus tard, 6.000 avocats ont sauté le pas.

Emergence de solutions juridiques spécialisées

S’équipe, ne pas s’équiper ? La question deviendrait presque obsolète, à l’heure où la France accueille le sommet pour l’IA. Pour autant, comme l’a montré une étude de Wolters Kluwer en 2023, “Les professionnels du droit commencent tout juste à adopter l’IA générative”, avec des disparités selon les pays. En face, les éditeurs sont de plus en plus nombreux à proposer leur solution boostée à l’IA.

Doctrine, GenIA-l (Lefèbvre-Dalloz), Predictice, Luminance, Lamyline…L’offre de marché  permet la structuration de l’information, l’accès aux recherches simplifié, une présentation chronologique des fondements juridiques, un résumé des points de vigilance, etc. Certaines solutions proposent aussi la simplification du travail rédactionnel : connexion à l’INPI, premier brouillon juridique, mais aussi analyse contractuelle et extraction des clauses-clés…

« Au-delà de la simple numérisation, les avocats sont confrontés pour la première fois dans leur histoire à un véritable “tsunami technologique” qui reconfigure l’accès au droit », indique Abel Sabeur, avocat chez Legal first Avocats, fondateur de plusieurs legaltech. “On voit même l’émergence d’outils qui peuvent faire l’économie de consultations d’avocats!”.

S’équiper a un coût

Faire le choix d’une IA juridique a un coût. Souvent à la licence, c’est-à-dire un coût par utilisateur, d’une centaine d’euros par mois, ce qui cumulé a un impact sur le chiffre d’affaires. « Il faut faire attention à certains business models, qui en échange d’un forfait donnent un certain nombre de token, et donc un nombre de recherches ou actions limités, alerte Abel Sabeur, avocat chez Legal First Avocats. Il faut donc bien négocier son budget, même si il est de toute façon mieux pour un avocat de procéder en marque blanche, c’est-à-dire en adaptant au cadre maison un outil du marché. ». Pour ce formateur belge, fondateur de legal tech, qui teste en ce moment sa propre solution destinée aux professionnels, Cicero.lawyer,  les LLM grand public posent aussi la question de la confidentialité. Selon lui, il vaut mieux desserrer un peu les cordons de la bourse et avoir un outil sécurisé hébergé localement permettant de manipuler des données sensibles.

Au coût d’acquisition, il faut aussi parfois ajouter le coût du conseil. Par exemple, chez Liberall Conseil, cabinet au service des professions réglementées fondée par Valentin Tonti Bernard, compter entre 60 000 et 120 000 euros, incluant l’audit des activités, mais aussi le bench des solutions et leur déploiement. Coût de la méthode. Le jeune homme, qui a fait ses premiers pas dans l’entrepreneuriat au service des professions juridiques en est à sa dix-septième mission d’accompagnement de l’IA.

Aux coûts déjà mentionnés, il faudra ajouter celui de la formation à l’outil. Maîtriser  le fameux prompting par exemple, mais aussi l’éthique et les questions déontologiques propres à la profession. Au coût par utilisateur il faudra donc ajouter le temps de formation.

Des gains de temps

Mais en face des coûts, une substitution de la machine à l’homme pour certaines activités. Des tâches qui nécessitaient auparavant un œil humain et de nombreuses heures chronophages peuvent désormais être effectuées par des systèmes apprenants. « En utilisant un outil d’IA juridique, on ne fait pas l’économie de l’analyse, mais on obtient un gain du temps qui aurait été passé en bibliothèque ou dans des revues juridiques.”, confirme Abel Sabeur.  Ce qui aurait dû être fait en plusieurs jours, maintenant on peut le faire en quelques secondes, avec des outils de LLM ».

Pour l’entrepreneur Valentin Tonti-Bernard qui fourmille d’idées, le premier des gains c’est bien le temps. De 30 à 70% de temps gagné sur une tâche spécifique. Et pour identifier ces économies horaires, il faut passer par un exercice d’analyse. Et d’abord analyser l’ensemble des pratiques et des tâches de chacun des collaborateurs du cabinet (stagiaire, paralégal, collaborateur junior, counsel, partner, etc), pour chacun des parcours. « Nous mappons la globalité des tâches, sur tous les parcours, clients et prospects. Des temps passés sur des tâches que nous confrontons à des use cases en interne. Par exemple, le temps passé par une personne à faire une recherche spécifique ou une diligence versus le temps passé par la machine ».

Que faire de la réallocation de valeur ?

Après avoir identifié les gains de temps possibles, se pose la question de savoir que faire de ces nouveaux temps dégagés. Pour un même nombre de dossiers traités, il sera possible de diminuer les équipes, ou d’augmenter le nombre de dossiers c’est-à-dire le chiffre d’affaires, tout en gagnant sur les marges. « La tendance est plutôt à l’augmentation de volume de dossiers avec les mêmes effectifs », constate Valentin Tonti Bernard. Mais il est possible d’imaginer l’utilisation de ce temps retrouvé à d’autres fins. Formation, développement d’expertise, acquisition de nouvelles compétences, réduction du temps de travail..

Pour le bâtonnier, l’outil, qu’il soit documentaire ou administratif permet une montée en gamme « Il faut s’approprier l’outil pour en faire un allié. S’équiper permet à des cabinets d’un ou deux avocats d’avoir accès à de nouveaux dossiers, de monter en compétences dans leur domaine d’exercice. A l’ère de la dé-jucidiarisation, où 60% des dossiers relèvent du conseil, la prime est à une plus grosse technicité. Les solutions d’IA permettent cette montée en gamme ». Où seront les avocats dans 15 mois après avoir expérimenté la phase d’essai ? Pour le bâtonnier, il ne faut pas aller trop vite en besogne. « On a quitté le port du Havre, laissez-nous aller jusqu’à New-York ! ».

Déléguer à l’IA des activités chronophages permet de se recentrer sur la relation client, clef de voûte du métier. Qui est aussi gage de futurs dossiers « 60% des décisions de consommation, d’achat de prestation sont prises sur la base des relations interpersonnelles », défend encore Valentin. Qui alerte toutefois : « L’IA est devenu un buzzword, comme la blockchain. Il ne faut y aller que si l’IA est un moyen. Et ne pas dire qu’on va se mettre à l’IA pour en faire une tâche en soi ».

L’IA dans les solutions Lamy Liaisons

Marine Landau
Journaliste