Quels sont les cas d’usages potentiels mais non encore exploités de l’IA pour les acteurs de la protection sociale ? C’est la question sur laquelle se sont penchés les participants au rapport de recherche publié en mai 2024 par l’EN3S. Menée en partenariat avec les principaux responsables et porteurs de projets IA de la DSS, l’Urssaf, la Cnam, la Cnav, la Cnaf, la MSA, l’Ucanss et de la CNSA, l’étude a été présentée par l’EN3S à l’occasion d’un webinaire le 4 juillet dernier.
Usages actuels de l’IA par la Sécurité sociale
Dès le départ, un constat est fait : la Sécurité sociale utilise l’IA depuis de nombreuses années. Elle est employée à la fois pour automatiser certains processus (comme les assistants digitaux), pour apporter une réponse à l’usager (voicebots, chatbots, etc.) ou encore en matière de lutte contre la fraude. Dans ce dernier domaine, le principal usage concerne la programmation du contrôle et la priorisation des situations présentant les plus forts taux de probabilité de fraude. C’est notamment le cas de la Cnaf qui, par le biais d’un algorithme de datamining, croise des données massives afin de détecter les fraudes aux allocations familiales.
Le rapport signale toutefois que la récente vague de l’IA avec l’essor d’outils plus généralistes (ChatGPT, etc.) constitue une nouveauté par rapport aux générations précédentes. L’automatisation des tâches cognitives, créatives ou d’interaction prend un nouveau tournant.
Le rapport de l’EN3S met en avant le potentiel de l’IA pour la Sécurité sociale. Des expérimentations sont déjà en cours. Les capacités technologiques à tester incluent le « reporting » augmenté, l’aide à la rédaction, le « knowledge management » et l’interrogation de bases de données, l’explicabilité et l’interprétabilité. L’Ucanss expérimente ainsi une aide à la recherche juridique augmentée par l’IA, comprenant aussi une aide à la rédaction de réponses juridiques.
Apports et limites en matière de programmation informatique
Concernant la programmation informatique, tous les participants aux ateliers de recherche ont reconnu que l’aide à la programmation constituait l’une des avancées les plus rapides, les plus profondes et les plus prometteuses de ces derniers mois. Cependant, seule l’Urssaf Caisse nationale a déjà systématisé une démarche afin d’accompagner et encadrer le recours aux assistants virtuels par ses informaticiens et ses autres employés.
Le rapport alerte toutefois sur le fait que l’IA, en dégageant du temps pour les équipes informatiques, nécessite de repenser les méthodes de management. Les développeurs risquent de devenir de simples relecteurs du code généré par l’IA, entraînant un relâchement par « techno-optimisme » qui pourrait être contreproductif.
L’Urssaf travaille à définir une charte encadrant l’utilisation de ces assistants virtuels de programmation informatique. Le rapport souligne que les autres caisses nationales gagneraient à bénéficier du retour d’expérience lié à cette démarche. Il met aussi en avant la nécessité d’acculturer tout le personnel à l’usage de ces outils IA, et non pas seulement le personnel informatique.
Amélioration de la relation à l’usager
Les évolutions récentes en matière d’IA ouvrent des perspectives prometteuses pour les organismes de protection sociale, notamment dans leurs relations avec les usagers. L’IA conversationnelle, par exemple, peut être un véritable atout apportant une réponse rapide et de qualité à l’usager. Pour rappel, des robots conversationnels sont déjà utilisés depuis des années par l’ensemble des caisses nationales de Sécurité sociale (technologies de première génération). Le chatbot de l’assurance maladie a permis de réduire de moitié le flux entrant de courriels à traiter. Une nouvelle génération de ces robots conversationnels pourrait rendre la relation avec l’usager plus interactive. Dans le monde médical, des réflexions sont en cours sur l’éventuelle autorisation de leur utilisation pour l’aide au diagnostic des pathologies.
L’IA pourrait également servir à développer davantage « l’aller-vers » l’usager, sans attendre une sollicitation de sa part. Cela servirait à lutter contre le non-recours aux droits sociaux, dont le principal facteur identifié est le manque d’informations. La réponse deviendrait ainsi plus personnalisée. À cet égard, une interconnexion des chatbots avec les systèmes d’information existants qui hébergent les données personnelles des usagers s’avère nécessaire pour la Sécurité sociale. Il ne s’agit pas d’effectuer des opérations numériques de manière indiscriminée et sans égard aux principes protecteurs tels que le secret médical.
Par ailleurs, les risques d’erreur doivent être maîtrisés, tant pour l’usager que pour l’administration dont les informations transmises sont opposables. En ce sens, la mise en place d’une boucle qualité s’avère nécessaire. Si la technologie réalise certaines tâches cognitives mieux et plus vite, un agent ou manager peut et doit être en mesure de la contrôler à chaque étape clé de son fonctionnement. Ce critère de contrôle est d’ailleurs l’un des principes cardinaux définissant la réglementation européenne sur l’IA (AI Act).
Agent « augmenté »
Assister les agents dans le cadre de leurs tâches et missions fait figure de second domaine d’utilisation de l’IA pour les organismes de Sécurité sociale. Il s’agit d’offrir des outils complémentaires afin de gagner en efficacité et d’alléger leurs tâches. Les cas d’usage possibles pour « l’agent augmenté » sont nombreux : aide au traitement de dossiers, à la rédaction, ou encore à la vulgarisation d’une décision.
Les réponses aux usagers représentent en effet un volume d’activité très important pour les caisses. Dans ce cadre, l’IA pourrait être utilisée dans la rédaction de certaines réponses à des situations complexes en rendant ces courriers suffisamment compréhensibles pour les destinataires. Il serait par conséquent intéressant de mener des évaluations sur l’impact d’amélioration de la qualité des réponses sur les flux entrants ainsi que sur le volume de contentieux enclenchés par les usagers, souligne le rapport.
Un des nombreux avantages de l’IA réside dans sa capacité à s’adapter à différents niveaux de langage. Peuvent ainsi être développés des outils plus « restreints » en matière de possibilité de prompting (le prompt est une instruction donnée à une IA générative), mais plus performants dans un domaine très spécialisé. Un tel modèle spécialisé pourrait être déployé au niveau local avec une consommation moindre des ressources serveurs ou cloud. L’Ucanss a par exemple développé un assistant aux métiers juridiques en droit social, avec un moteur de recherche augmenté par l’IA.
Par ailleurs, combiner les qualités de l’IA générative et de l’IA d’extraction de données est important afin que les résultats gagnent en précision, que les risques d’erreurs baissent et que la qualité des réponses soit plus harmonisée. En ce sens, la qualité des résultats obtenus sera très dépendante de la qualité de la base de données initialement fournie. C’est un prérequis nécessaire pour que l’IA génère des résultats performants. L’interconnexion des IA, des bases de données et des systèmes d’information est donc nécessaire au déploiement d’assistants virtuels.
Propositions pour une meilleure prise en compte de l’IA
Plusieurs pistes d’amélioration sont formulées afin que les organismes de protection sociale puissent bénéficier pleinement des opportunités offertes par l’IA :
– la création d’un centre d’excellence pour l’IA entre caisses nationales (au niveau interbranche) qui permettrait de mutualiser les ressources et créer un « vivier de compétences » pour le développement des solutions d’IA métiers propres à la Sécurité sociale ;
– l’amélioration de la circulation des données entre caisses par une politique de la donnée efficace ;
– l’expérimentation des solutions IA sur des sujets majeurs et visibles du grand public, comme la prévention pour le grand âge ou la lutte contre le non-recours ;
– la communication sur les apports positifs de l’IA pour les usagers ;
– l’implication des collaborateurs sur la base du volontariat ;
– la proposition de formations accompagnantes aux personnels ;
– l’accompagnement du déploiement de l’IA à des fins de codage au sein des services informatiques.
Article rédigé par la rédaction du site Actualités du droit