L’impact juridique de l’IA générative dans l’industrie musicale


L’impact juridique de l’IA générative dans l’industrie musicale
En septembre dernier, un Américain a été suspecté d’avoir généré des centaines de milliers de morceaux de musique à l’aide d’une intelligence artificielle, puis d’avoir utilisé des programmes automatisés, appelés « bots », pour manipuler le nombre d’écoutes de ses morceaux sur des plateformes musicales telles qu’Apple Music, Spotify et YouTube Music. Cette opération lui aurait permis de percevoir près de 10 millions de dollars de royalties.

Bien que les accusations se concentrent sur une fraude électronique et un blanchiment d’argent, cette affaire est l’occasion de revenir sur quelques-uns des nombreux défis juridiques posé par l’IA dans l’industrie musicale, notamment en matière de propriété intellectuelle et de droits de la personnalité.

Entrainement et autorisation

Pour générer de la musique, une IA générative doit s’entraîner sur une vaste base de données comprenant des milliers voire des millions de morceaux, parfois protégés par des droits de propriété intellectuelle. La collecte et l’utilisation d’œuvres musicales à des fins d’entrainement peuvent faire craindre une violation de droits de propriété intellectuelle si elles sont réalisées sans l’autorisation des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs de phonogrammes concernés.

Cependant, une exception au droit d’auteur, également applicable aux droits des artistes-interprètes et aux droits des producteurs de phonogrammes, issue de la directive européenne 2019/790 (dite « DAMUN »), autorise la fouille de texte et de données (« text and data mining »). Sous certaines conditions, celle-ci permet aux fournisseurs d’IA de puiser des données tierces en ligne pour entrainer leurs modèles, sous réserve qu’il y ait été accédé légalement. Cette exception peut donc fonder l’entraînement d’IA sur des morceaux de musique. Mais cette exception n’est pas absolue puisque le Code de la propriété intellectuelle permet aux titulaires de droits de s’y opposer.

La SACEM a ainsi exercé cette faculté d’opposition le 12 octobre 2023[1]. Depuis lors, toute activité de fouille de données sur les œuvres de son répertoire (environ 96 millions d’œuvres) par les développeurs d’outils d’intelligence artificielle nécessite son autorisation préalable.

Dès lors, en dehors des cas vraisemblablement peu fréquents où l’exception de fouille de texte est applicable, l’autorisation de la SACEM, ou des producteurs voire des auteurs et artistes-interprète est gage de sécurité juridique pour entrainer une IA sur la base de musiques préexistantes.

La négociation d’un accord reste donc la règle.

Entrainement et transparence

La phase apprentissage d’une IA musicale implique une autre problématique : celle de la transparence des données d’entraînement. En effet, en l’absence de transparence sur les œuvres utilisées pour l’entrainement, les auteurs, producteurs et artistes-interprètes sont dans l’incapacité de démontrer la titularité de leurs droits.

À partir du 2 août 2025, l’AI Act imposera aux fournisseurs d’IA à usage général de mettre à la disposition du public un « résumé suffisamment détaillé du contenu utilisé pour entrainer le modèle d’IA à usage général ».

Un modèle de ce résumé devrait très prochainement être fourni par le Bureau de l’IA.

Protection de la musique générée par IA

En l’état actuel du droit, la question tant de la titularité des droits d’auteur sur une musique générée par IA que de sa protection par le droit d’auteur se pose. En effet, une œuvre doit être « originale » pour être protégée par le droit d’auteur, c’est-à-dire porter « l’empreinte de la personnalité de l’auteur ». Or, de qui cette œuvre porte-t-elle l’empreinte ? A première vue, l’auteur du prompt pourrait avoir cette qualité. Mais ne pourrait-on pas imaginer que le développeur de l’IA ou les auteurs des œuvres musicales ayant été utilisées pour l’entrainement voient eux aussi leur empreinte dans l’œuvre générée ?

C’est le sens d’une proposition de loi critiquée par la doctrine du 12 septembre 2023 selon laquelle les œuvres générées par des IA génératives devraient être protégées par le droit d’auteur, lequel serait attribué à ceux dont les œuvres ont permis d’entraîner l’IA. Ces auteurs seraient rémunérés par la gestion collective.

A notre connaissance, aucune jurisprudence européenne n’a pour l’heure pu trancher cette question de la protection des œuvres générées par IA. Aux Etats-Unis, l’Office du Copyright a rejeté une demande de protection sur les dessins d’une bande dessinée générée par IA faute d’intervention humaine suffisante[2]. A l’inverse, une décision chinoise de la Beijing Internet Court a octroyé une protection à l’auteur du prompt en se fondant sur un « investissement intellectuel » suffisant[3].

De son côté, la Commission européenne estime que la création d’œuvres par IA ne mérite pas une intervention législative spécifique[4]. Ce qui permet de supposer que les œuvres musicales générées par IA pourraient être protégées par le droit d’auteur en respectant la condition d’originalité.

En tout état de cause, en l’absence de certitude sur la titularité des droits, il convient de prêter une attention particulière aux clauses de propriété intellectuelle des conditions générales des outils d’IA générant de la musique. Par exemple, l’application Suno concède des droits d’utilisation à ses utilisateurs[5].

Protection de la voix

Au-delà des droits de propriété intellectuelle, un autre élément peut soulever des interrogations : la voix. Deux exemples marquants de cette problématique sont les chansons « Heart on My Sleeve », attribuée à Drake et The Weekend et « Saiyan », attribuée à Angèle, mais générées par une IA. Ces œuvres imitaient les voix des chanteurs sans leur consentement, alors qu’ils n’avaient jamais enregistré ces morceaux[6].

Bien que la voix ne soit pas directement protégée par le droit d’auteur, son utilisation par une personne tierce à des fins d’entrainement d’une IA et/ou d’imitation est encadrée.

Tout d’abord, à l’instar du droit à l’image, le droit au respect de la vie privée inclut également la voix.

En outre, le récemment modifié article 226-8 du Code pénal punit de deux ans d’emprisonnement et 45.000 € d’amende le fait de porter à la connaissance du public ou d’un tiers par le biais d’un service de communication en ligne un contenu visuel ou sonore généré par un « traitement algorithmique représentant l’image ou les paroles d’une personne », sans son consentement et sans mention qu’il a été généré par une IA.

Enfin, en vertu du RGPD, la voix et les données vocales d’une personne sont considérées comme des données personnelles.

L’ensemble de ces protections implique ainsi qu’une autorisation d’exploitation d’une musique à des fins d’utilisation par une IA devra non seulement porter sur les droits d’auteurs et les droits voisins mais également sur les droits de personnalité en présence de contenus vocaux.

La rédaction et la négociation contractuelle ont, à n’en pas douter, de beaux jours devant elles.

[1] https://societe.sacem.fr/actualites/notre-societe/pour-une-intelligence-artificielle-vertueuse-transparente-et-equitable-la-sacem-exerce-son-droit

[2] https://www.copyright.gov/docs/zarya-of-the-dawn.pdf

[3] https://copyrightblog.kluweriplaw.com/2024/02/02/beijing-internet-court-grants-copyright-to-ai-generated-image-for-the-first-time/

[4] https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2023-000479-ASW_FR.pdf

[5] https://suno.com/terms

[6] https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/pop/une-fausse-chanson-de-drake-et-the-weeknd-generee-par-intelligence-artificielle-inquiete-l-industrie-musicale_5779643.html et https://www.bfmtv.com/people/musique/une-dinguerie-comment-une-fausse-reprise-de-saiyan-par-angele-est-devenue-virale_AV-202308290317.html

Thomas Livenais
Associé chez INLO Avocats
Clara Soriano
Avocate chez INLO Avocats