« Les auteurs sont-ils les Anciens, les machines sont-elles les Modernes ? » par Raphaël Doan


« Les auteurs sont-ils les Anciens, les machines sont-elles les Modernes ? par Raphaël Doan »
L’essayiste Raphaël Doan a conclu le premier atelier « Sagesse : la connaissance juridique à l’heure des IA et de l’IA Act » en apportant une profondeur historique, visible au sein de ce résumé, loin d’être désuète ni artificielle, qui permet de souligner, tout en nuançant, les risques et les atouts de l’Intelligence artificielle générative (IAG).

Une polémique intellectuelle

Souvenez-vous, au XVIIe siècle, une polémique opposait le modèle antique (les Anciens) à celui de Louis XIV (les Modernes). Malgré les apparences, un paradoxe se dévoile ici lorsque l’on s’intéresse aux caractéristiques des Anciens, qui sont finalement les esprits libres, et des Modernes, qui se trouvent limités par les circonstances de fait. Si les Anciens ne voulaient pas abandonner leurs règles de pensée de création, c’est-à-dire les règles universelles de « l’humanisme » qui garantissent une forme de liberté, ceux que la modernité a gardé dans le système éducatif et dans le débat public (Pascal, Descartes, Molière, Corneille, Racine, La Fontaine) sont ces mêmes Anciens. « Les auteurs ont intérêt à rester des Anciens puisque c’est comme ça que nous serons vraiment modernes ». A l’inverse, les Modernes de Louis XIV sont, d’après le spécialiste Marc Fumaroli, « favorables à des conventions morales et esthétiques uniformes et confortables », ce qui nous éloigne d’eux aujourd’hui.

« Un bel avenir devant nous » 

« Si les machines et l’intelligence artificielle étaient les Modernes, et les auteurs humains les Anciens, ce ne serait pas un très grand drame parce que nous aurions un bel avenir devant nous ». Raphaël Doan établit alors un lien entre l’Histoire et l’actualité et en déduit que « les Anciens nous ont légué un concept crucial pour manipuler l’IAG en particulier et en tirer le meilleur sans tomber dans ses pièges ». D’abord, il rappelle que depuis l’IAG, la communication des connaissances est améliorée et que les modèles de langage permettront d’alléger la friction dans la communication entre chercheurs. Ensuite, il fait référence au concept de « vraisemblance » renvoyant à une information qui a l’air d’être vraie sans être nécessairement fausse, une notion « très utile pour comprendre l’utilisation qu’on peut faire des modèles de langage ».

Les périls de la vraisemblance ?

Le constat est fait d’une confusion sur notre capacité et celle de l’IAG à discerner la (non) fiabilité de l’information transmise par l’IAG. Cela tient au fait que le modèle de langage fonctionne par probabilités statistiques, et non pas par une recherche précise dans une base de données, et que, par définition, le modèle ne sait pas qu’il ignore l’information demandée. Cette faille structurelle explique ainsi l’aléa des « hallucinations », intrinsèque à l’IAG, et qui peuvent diffuser des informations inexactes et/ou vraisemblables.

La particularité du péril de la vraisemblance se remarque en parallèle des informations inexactes et fake news, puisqu’ici, c’est « l’idée banale » qui inquiète. Or, « tout progrès de la connaissance suppose un écart avec ce qui est communément admis » et alors, « l’humanité finirait par connaître un effondrement de la connaissance qui aboutirait à la perte de véritables savoirs parce qu’il serait noyé dans des résumés de plus en plus banalisés par des machines au point de régresser scientifiquement ».

« Un usage à deux faces »

Toutefois, l’essayiste appelle à la nuance et fait référence à la pensée de Platon, nous invitant à interroger l’ambivalence de cette « vraisemblance » de l’IAG. Certes, la vraisemblance peut constituer un péril pour l’information et l’expression de la réalité. Cependant, la vraisemblance peut aussi avoir un intérêt en qualité d’outil, au service de la stimulation intellectuelle. En effet, selon Platon, cela peut permettre de s’approcher de la vérité, grâce au dialogue et à une réflexion philosophique à partir de cette vraisemblance. Dès lors, Raphaël Doan déconseille de se servir d’un modèle de langage comme d’un simple moteur de recherche ou d’une source d’information de manière brute, mais de privilégier leur utilisation comme des transformateurs d’informations.

La valeur ajoutée de l’IAG pour le juriste

Comme l’avait consacré Roland Barthes, ce n’est pas tant l’unité du texte qui compte, mais bien sa destination, qui en fait un élément de danger ou de stimulation pour l’Homme : ce qui compte est la manière dont on le reçoit et dont on le lit. Il faut garder à l’esprit que l’expertise n’est pas la connaissance d’ensemble d’un domaine, comme pourrait l’identifier l’IAG, mais surtout la connaissance de ses exceptions. Cette précision permet de distinguer la valeur ajoutée à la fois de l’Homme, et de l’IAG. Ainsi, Raphaël Doan fait prévaloir qu’aujourd’hui, « il faut essayer d’associer ces deux genres de manière la plus solide possible », mais que les machines ne remplaceront pas les auteurs au regard de leurs différences intrinsèques et complémentaires.

Ainsi, cette réflexion permet de conclure les débats ayant eu lieu lors du premier atelier « Sagesse : la connaissance juridique à l’heure des IA et de l’IA Act ».

Alexia Baudet
Journaliste - Lamy Liaisons