À l’heure de la 4e révolution industrielle (1) , le comité social et économique (CSE) a un rôle majeur à jouer dans l’introduction de l’intelligence artificielle dans l’entreprise.
Une étude menée par France Travail met en avant les bénéfices du recours à l’intelligence sur la productivité et la performance des salariés : elle permettrait de réduire les tâches fastidieuses (de 63 %) ou encore le risque d’erreur (de 51 %) (2) .
Mais l’intelligence artificielle est également susceptible de modifier profondément l’organisation du travail, d’entraîner des suppressions d’emploi et une surveillance accrue des travailleurs, dans un contexte où les outils informatiques permettent d’ores et déjà, selon l’expression du Professeur Pascal Lokiec, la mise sous « laisse électronique » des salariés (3) . Consciente des enjeux posés en matière de préservation des libertés fondamentales des travailleurs, l’Union européenne a adopté un règlement sur l’intelligence artificielle proscrivant, par exemple, la reconnaissance des émotions sur le lieu de travail (4) .
En première ligne face à l’introduction de l’intelligence artificielle dans l’entreprise, les représentants du personnel devront faire preuve d’une particulière vigilance quant à son impact sur les travailleurs et pleinement se saisir de leurs prérogatives. Ce même règlement européen invite d’ailleurs les employeurs à associer les représentants du personnel dans l’implémentation de ces nouvelles technologies (5) .
L’intelligence artificielle, nouvelle technologie au sens du droit du travail, doit être appréhendée comme telle pour déterminer les contours des moyens d’action du CSE.
Son émergence dans l’entreprise invite ainsi à rappeler qu’une nouvelle technologie ne peut être introduite sur le lieu de travail sans information et consultation du CSE et peut justifier le recours à une expertise, a fortiori lorsqu’elle constitue un dispositif de surveillance ou de contrôle de l’activité des salariés.
Information-consultation et expertise du CSE
L’introduction de nouvelles technologies relève des attributions générales du CSE, qui doit être informé et consulté sur ces questions selon les termes de l’article L. 2312-8 du Code du travail :
« Le comité est informé et consulté sur les questions intéressant l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise, notamment sur : […] 4o L’introduction de nouvelles technologies, tout aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail […] ».
Dès que ces conditions sont réunies, le CSE peut également recourir à un expert habilité (C. trav., art. L. 2315 94) qui, dans ce cadre, doit apporter aux membres du CSE des éléments d’information lisibles et objectifs leur permettant de formuler un avis éclairé en contribuant notamment à évaluer les incidences, pour les travailleurs de l’introduction d’une nouvelle technologie (6) .
Sauf stipulation contraire, c’est en principe le CSE central qui doit être informé et consulté sur les mesures d’adaptation communes à plusieurs établissements des projets d’introduction de nouvelles technologies et qui peut désigner un expert (C. trav., art. L. 2316 1, 3o).
Cependant, le CSE d’établissement peut également recourir à une mesure d’expertise, à la condition que la mise en œuvre du projet comporte des mesures d’adaptation spécifiques à l’établissement, et que le comité soit donc en mesure d’en démontrer l’existence en cas de contestation (Cass. soc., 2 mai 2024, no 22-17.929).
Notion de nouvelle technologie
Cette obligation consultative suppose de s’interroger sur ce que recouvre la notion de « nouvelles technologies ».
Selon une ancienne circulaire toujours d’actualité, cette notion est interprétée de la manière la plus large : elle englobe toutes les innovations techniques, informatiques et numériques (7) utilisées à des fins de production mais également de contrôle ou de surveillance des salariés.
Plus récemment et s’agissant des systèmes d’intelligence artificielle, le Règlement de l’Union Européenne de 2024 (obligatoire dans tous ses éléments au sein des États membres (8) ) a défini l’IA comme « un système automatisé qui est conçu pour fonctionner à différents niveaux d’autonomie et peut faire preuve d’une capacité d’adaptation après son déploiement, et qui, pour des objectifs explicites ou implicites, déduit, à partir des entrées qu’il reçoit, la manière de générer des sorties telles que des prédictions, du contenu, des recommandations ou des décisions qui peuvent influencer les environnements physiques ou virtuels ».
Si ces définitions sont relativement larges, il reste à savoir si l’introduction de ces nouvelles technologies (IA, logiciels, etc.) oblige à informer et consulter le CSE.
En effet, confirmant sa jurisprudence antérieure, la Cour de cassation a pu considérer que l’introduction de toute nouvelle technologie ne rend pas obligatoire l’information-consultation du CSE. Selon la Haute Cour, encore faut-il que cette introduction ne soit pas une simple mesure ponctuelle ou individuelle sans incidence sur l’organisation, la gestion et la marche générale de l’entreprise et qui ne soit pas de nature à affecter le volume ou la structure des effectifs de l’entreprise (Cass. soc., 27 nov. 2024, no 23-13.806).
Dans une affaire, la Cour de cassation a ainsi pu décider que n’était pas requise la consultation du CSE sur plusieurs mesures individuelles de changement de logiciel en l’absence d’impact sur les conditions de travail – le logiciel ayant les mêmes fonctions que l’ancien (Cass. soc., 27 nov. 2024, no 23-13.806).
En revanche, est obligatoire l’information-consultation du CSE lorsque l’acquisition d’un ordinateur récent modifie les méthodes de gestion (Cass. soc., 2 juill. 1987, no 85-18.434).
Malgré ces exigences jurisprudentielles, il nous semble que les CSE sont légitimes à s’emparer de la réglementation européenne pour solliciter l’ouverture d’une consultation en cas d’introduction de l’IA dans l’organisation du travail. En se saisissant de leur connaissance de l’entreprise, les représentants du personnel auront des arguments tout trouvés pour appuyer leur demande.
Il n’est pas inutile de rappeler, enfin, que la consultation devra permettra aux représentants du personnel d’appréhender les conséquences environnementales du projet (9) .
Recours du CSE
Le CSE peut être confronté à un employeur qui n’entend pas ouvrir une consultation sur le sujet ou qui ne délivre pas une information suffisante pour permettre de rendre un avis éclairé.
Dans cette première hypothèse, si l’employeur devait faire obstacle à la demande d’ouverture d’une consultation et en fonction des circonstances de la cause, le CSE pourrait décider de saisir le juge des référés pour trouble manifestement illicite.
Le juge des référés pourra alors :
- ordonner la suspension du projet en cause ou faire interdiction à l’employeur de le mettre en œuvre et ordonner la reprise de la procédure d’information-consultation, le cas échéant sous astreinte, à condition que le projet n’ait pas encore reçu application (Cass. soc, 20 sept. 2017, no 15-25.783 ; Cass. soc., 10 juill. 2019, no 18-10.815 ; Cass. soc., 27 nov. 2024, no 23-13.806). Très récemment, le tribunal judiciaire de Nanterre a ainsi ordonné la suspension du déploiement de l’intelligence artificielle au sein d’une société jusqu’à la clôture de la procédure d’information-consultation du CSE, un expert ayant été désigné par ce dernier (TJ Nanterre, 14 févr. 2025, no 24/01457) ;
- accorder des dommages et intérêts (Cass. soc., 26 mars 2002, no 99-14.144).
Le défaut d’information-consultation préalable du CSE, alors qu’il s’imposait, est susceptible de caractériser le délit d’entrave à son fonctionnement régulier et d’engager la responsabilité pénale du chef d’entreprise et celle de la société (C. trav., art. L. 2317-1).
Dans cette seconde hypothèse, il est important de rappeler les dispositions de l’article L. 2312-15 du Code du travail qui prévoit que :
« Le comité social et économique émet des avis et des vœux dans l’exercice de ses attributions consultatives. Il dispose à cette fin d’un délai d’examen suffisant et d’informations précises et écrites transmises ou mises à disposition par l’employeur, et de la réponse motivée de l’employeur à ses propres observations. […] »
Pour qu’un processus d’information-consultation soit régulier, il convient que l’information donnée aux membres du CSE soit suffisamment précise afin qu’ils puissent rendre un avis éclairé sur le projet qui leur est soumis et ses conséquences (Cass. soc., 7 mai 2014, no 13-13.307).
Les informations transmises au CSE doivent être utiles et loyales « au regard de la nature et des implications du projet en cause » (Cass. soc., 10 juill. 2013, no 12-14.629).
Si tel n’est pas le cas, les enjeux du projet pourront conduire le CSE à solliciter du juge qu’il ordonne la communication d’informations complémentaires dans le cadre de la procédure accélérée au fonds.
Article paru au sein de la revue Les Cahiers Lamy du CSE N°255 – 01 Février 2025
- (1)
- Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2019 : L’avenir du travail, Éditions OCDE, Paris. L’OCDE estime qu’environ 32 % des emplois seront profondément modifiés au cours des 20 prochaines années
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- (2)
- Direction générale de Pôle emploi, juin 2023, Les employeurs face à l’intelligence artificielle.
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- (3)
- P. Lokiec : « Les salariés sont considérés comme autonomes, mais ils sont sous laisse électronique », Libération, 29 nov. 2024.
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- (4)
- Règl. UE no 2024/1689, 13 juin 2024, établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle.
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- (5)
- Règl. UE no 2024/1689, 13 juin 2024, Considérant 92
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- (6)
- A. 7 août 2020, NOR : MTRT1937526A, relatif aux modalités d’exercice de l’expert habilité auprès du comité social et économique, art. 3
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- (7)
- Circ. DRT no 12, 30 nov. 1984, § 1.5 : « la notion de nouvelles technologies doit être entendue dans le sens le plus large. Il peut s’agir, par exemple, de l’automatisation, de l’informatique, de la robotique. Mais la notion recouvre aussi l’introduction d’une technologie différente dans l’entreprise ou l’établissement, même si celle-ci est largement répandue dans le secteur d’activité ou le reste de l’économie »
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- (9)
-
- Avis CESE, Impacts de l’intelligence artificielle : risques et opportunités pour l’environnement
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