L’analyse de l’Autorité de la concurrence française aux enjeux économiques et juridiques posés par l’intelligence artificielle générative


L’analyse de l’Autorité de la concurrence française aux enjeux économiques et juridiques posés par l’intelligence artificielle générative
L'intelligence artificielle (IA) peut-elle réellement rivaliser avec l'intelligence humaine ? C’est la question toujours d’actualité que pose Philip K. Dick, dès 1968, dans son célèbre ouvrage « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? » Si tel est le cas, comment pouvons-nous aujourd’hui mesurer et encadrer l’impact de cette intelligence concurrente dans la vie de la Cité ?

Avec l’avancée soudaine de l’intelligence artificielle générative (IA générative), déclenchée par l’ouverture au grand public d’innovations telles que ChatGPT, OpenAI ou Le Chat de Mistral AI, cette problématique prend une dimension nouvelle, non plus seulement éthique mais également juridique et économique.

Le Fond Monétaire International (FMI) a conclu dans son rapport du 14 janvier 2024 que l’IA devrait transformer l’économie mondiale et impacter près de 40% des emplois dans le monde. Le rapport soulève en particulier que les pays les plus développés seront les plus impactés par ces changements, mais aussi les mieux outillés pour tirer bénéfices et productivité de cette nouvelle technologie.

Le 8 février dernier, l’Autorité de la concurrence française, s’est auto-saisie, afin d’analyser les risques concurrentiels posés par les quelques grands acteurs du numérique sur ce marché en pleine évolution. Dans son avis n° 24-A-05, rendu le 28 juin 2024, elle dresse un tableau de son état actuel ainsi que des recommandations pour améliorer le fonctionnement concurrentiel du secteur.

L’objectif : comment réglementer ce marché pour qu’il reste concurrentiel tout en se gardant de freiner l’innovation ?

Omniprésence des géants du numérique

Le Parlement européen définit l’intelligence artificielle comme tout outil utilisé par une machine afin de « reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité ». Le terme d’intelligence artificielle générative désigne plus spécifiquement les modèles d’IA capables de créer de « nouveaux » contenus comme du texte, des images, du son ou des vidéos.

Le premier défi posé est celui de l’ouverture de la chaîne de valeur, composée de deux maillons principaux : l’entraînement et l’inférence. L’entraînement est le processus d’apprentissage initial d’un modèle d’IA. Lors de cette étape, les paramètres du modèle d’IA seront déterminés. L’inférence est la phase pendant laquelle le modèle d’IA, désormais « entraîné », sera mis à disposition des utilisateurs. Les deux maillons nécessitent une importante puissance de calcul et pour réussir l’étape de l’entraînement, il est nécessaire d’avoir également accès à une ressource rare : un grand volume de données de qualité.

Les acteurs présents en amont de la chaîne de valeur sont les fournisseurs de composants informatiques, et notamment ceux qui développent les processeurs graphiques (GPU), dont Nvidia est le principal acteur, et les fournisseurs de services cloud.

Microsoft et Alphabet sont présents sur toute la chaîne de valeur de l’IA : dans l’entraînement et l’inférence. Ils disposent en effet d’un accès à un grand volume de données de qualité et ont tous deux des solutions cloud. Amazon, avec son service cloud AWS ou Meta et Apple ne sont présents qu’à certains endroits de la chaîne de valeur de l’IA : en ayant accès l’un à une forte puissance calcul, les autres à un grand nombre de données pertinentes.

Ces entreprises peuvent donc réaliser de fortes économies d’échelle (coût de stockage, accès privilégiés à des processeurs spécialisés, accès unique à des données de qualité, etc.)

Evaluer l’omniprésence de ces acteurs sur le marché de l’IA est cependant difficile, car elle prend souvent la forme d’une prise de participation minoritaire ou de partenariats avec de jeunes entreprises innovantes. Dans un secteur où le besoin en investissements est considérable, seuls quelques grands acteurs ont les ressources financières suffisantes pour investir dans ces start-ups. Si ces investissements ne sont pas en soi illégaux, ces pratiques présentent des risques monopolistiques, de verrouillage de certains acteurs ou d’affaiblissement de l’intensité concurrentielle. En effet, les participations minoritaires, du fait de leur nature, échappent au contrôle préalable des concentrations. De même, les partenariats ont un caractère confidentiel et génèrent un manque de transparence sur la réalité économique des liens existants entre deux entreprises.

Les exemples récents de partenariats entre Microsoft et OpenAI ou Alphabet et Anthropic illustrent cette tendance à la concentration du marché de l’IA par quelques géants du numérique.

Les préoccupations de l’Autorité de la concurrence rejoignent celle de la Federal Trade Commission aux Etats-Unis (FTC), qui a lancé début 2024 une enquête à l’encontre d’Alphabet, Amazon, Anthropic, Microsoft et OpenAI afin d’obtenir des informations sur leurs investissements et partenariats récents.

Des barrières à l’entrée considérables pour les nouveaux acteurs

Le rapport de l’Autorité de la concurrence souligne la place prépondérante, en amont de la chaîne de valeur, de la société américaine Nvidia dans le secteur des composants informatiques. Face à une demande toujours croissante, leur approvisionnement devient de plus en plus difficile, et est le lieu de tous les superlatifs. La capitalisation de Nvidia est en effet passé de 370 milliards d’euros avant le lancement de ChatGPT en novembre 2022 à plus de 2 600 milliards aujourd’hui. De nombreux acteurs craignent qu’un monopole se forme et débouche sur une fixation abusive des prix, des restrictions de l’approvisionnement, des conditions contractuelles déloyales ou des comportements discriminatoires.

Le cloud computing offre une alternative aux investissements initiaux considérables dans l’infrastructure informatique en proposant des services spécialisés pour l’IA. Toutefois, cette solution reste dominée par une poignée de géants du numérique, ce qui diminue l’impact sur la concurrence.

Au niveau de la phase d’inférence, deux risques se posent. D’abord les données publiquement accessibles risquent de ne plus suffire à l’avenir pour concurrencer l’accès aux données propriétaires dont disposent les géants du numérique (sites webs, open data, archives Web Common Crawl). Ensuite, il existe des incertitudes juridiques liées à ces données et aux risques d’action en justice intentées par les ayants-droits d’œuvres protégées par la propriété littéraire et artistique.

Il convient d’apprécier l’existence de facteurs susceptibles de limiter ces barrières à l’entrée, tels que la mise à disposition des start-ups de supercalculateurs européens, les données synthétiques ou les modèles d’IA dits « ouverts ». Ils permettent d’espérer que le milieu du numérique ne deviendra pas une variante du roman de Frank Herbert « Dune » qui met en scène des luttes pour les ressources cruciales, en particulier l’Epice, qui est essentielle pour le voyage spatial et les capacités mentales avancées.

Le rôle crucial de la régulation et des politiques publiques

Le développement de l’IA générative présente des défis majeurs en termes de concurrence et de régulation. L’avis de l’Autorité de la concurrence met en lumière la nécessité de trouver un équilibre entre innovation d’un côté, et garantie d’une concurrence loyale de l’autre. Les autorités publiques ont un rôle décisif à jouer pour encourager la diversité des acteurs et assurer l’accès aux différentes ressources.

Dans cette perspective, l’Autorité de la concurrence considère qu’il n’est pas nécessaire de modifier le cadre réglementaire existant bien qu’il soit en revanche nécessaire de le rendre plus efficace. Elle souligne en particulier l’importance de la rapidité des réponses apportées en cas d’atteinte à la concurrence pour prévenir l’émergence ou la consolidation de positions dominantes.

Pour abaisser les barrières à l’entrée, elle propose également de maintenir les investissements dans le développement des supercalculateurs au niveau européen et de fixer des critères d’ouverture des modèles d’IA génératives que ces supercalculateurs auront permis d’entraîner. L’accès à des données de qualité pourrait être amélioré grâce à la conclusion d’un accord entre les ayants-droits et les développeurs afin de diminuer les coûts de transaction. Cette solution permettrait d’apporter une plus juste rémunération des ayants-droits tout en sécurisant juridiquement leur utilisation.

Il est évident que ces mesures doivent impérativement s’accompagner d’un renforcement de la transparence concernant les prises de participation des géants du numérique dans les startups. Une attention toute particulière est portée sur les prochaines applications de l’article 14 du règlement antitrust européen (Digital Markets Act, DMA) qui prévoit une obligation d’information sur les concentrations. La Commission européenne pourrait alors demander des informations sur les participations minoritaires détenues dans le même secteur d’activité que la cible.

La Commission européenne a d’ailleurs déjà lancé des investigations à l’encontre du partenariat entre Microsoft et OpenAI. Ce partenariat porte sur un investissement de la part de Microsoft de 10 milliards de dollars. Une grande partie de ce financement consiste en des crédits pour des services de cloud computing plutôt qu’en liquidités.

L’IA générative doit être strictement encadrée afin de prévenir toute concentration excessive des bénéfices de cette révolution technologique. L’enjeu ici dépasse de loin la simple régulation des marchés. Comme l’avait souligné, Eric Schmidt, ancien PDG de Google lors d’une conférence sur la sécurité nationale en 2021 : « Dans quelques années, les grandes puissances ne se disputeront pas seulement pour le territoire ou l’énergie, mais pour savoir qui a la meilleure intelligence artificielle ».

Eléonore Favero
Avocate associée au sein du cabinet Adlane Avocats