Concurrence et intelligence artificielle : l’UE veut éviter le monopole des Big Tech sur l'IA


Concurrence et intelligence artificielle : l’UE veut éviter le monopole des Big Tech sur l'IA
Pour être réellement compétitive dans le domaine de l'intelligence artificielle, l'Union européenne doit anticiper les risques pour la concurrence, la société et la démocratie. C'est l'une des principales conclusions de l'événement organisé par le groupe politique du Parlement européen Renew Europe sur le thème « Comment éviter le monopole des grandes entreprises sur l'intelligence artificielle ? Rendre l'intelligence artificielle accessible à tous », qui s'est tenu le 19 février 2024 au Parlement européen.

Que peut et doit faire de plus l’Union européenne (UE) pour mieux soutenir la compétitivité de ses entreprises et de ses jeunes pousses dans le domaine de l’intelligence artificielle ? Est-il déjà trop tard ? Les questions soulevées par Javier Espinoza, correspondant UE du Financial Times et modérateur de l’événement organisé par Renew Europe témoignent de la complexité des défis et enjeux posés aux autorités nationales et aux institutions européennes par l’intelligence artificielle.

Après la validation de l’Artificial Intelligence Act devant le Parlement européen le 13 mars 2024, et son adoption par le Conseil de l’UE le 21 mai dernier, l’UE est devenue la première région du monde à réglementer et garantir une éthique de l’intelligence artificielle (IA) ainsi qu’à empêcher son utilisation abusive (v. Intelligence artificielle : adoption par les eurodéputés d’une « législation historique », Actualités du droit, 13 mars 2024). Cependant, peu d’attention a été accordée au risque de constitution d’un monopole et d’une concentration du marché. Les autorités de concurrence surveillent donc le secteur afin que la domination des grandes entreprises technologiques ne se renforce.

Le risque que les opérateurs historiques utilisent le contrôle d’outils majeurs tels que l’informatique en nuage ou les données pour nuire à l’innovation et à la concurrence se renforce. Les investissements stratégiques et les partenariats entre les grandes entreprises technologiques et les jeunes pousses innovantes dans le domaine de l’IA font craindre le renforcement de la domination des Big Tech (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et le nombre limité d’entreprises capables de contrôler l’IA.

Une nouvelle ère numérique fondée sur l’anticipation

À l’aube de la troisième décennie numérique, le développement de l’IA ne se fait pas cette fois dans le vide. Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive de la Commission européenne chargée de la politique de concurrence, identifie trois différences fondamentales entre la première décennie numérique du développement du Web 2.0 au début des années 2000 et l’ère numérique de l’intelligence artificielle. Premièrement, alors que la première vague numérique était le fait de petites structures de recherche, les acteurs au centre de cette nouvelle ère sont de grandes entreprises technologiques, présentes sur de nombreux marchés. Deuxièmement, contrairement à un effet de surprise aux conséquences fortuites, il est désormais certain que l’intelligence artificielle est une technologie transformatrice de l’ensemble des secteurs de l’économie. Troisièmement, les bouleversements numériques ne proviennent pas cette fois de l’extérieur mais bien de l’intérieur des écosystèmes technologiques existants. Margrethe Vestager souligne qu’en anticipant, en agissant rapidement et en coopérant, « nous disposons d’une fenêtre d’opportunité pour maximiser [les] avantages [de l’intelligence artificielle], tout en minimisant les risques ». Cependant, cette fenêtre se referme et les autorités nationales et européennes doivent la saisir.

Les défis et les opportunités de l’intelligence artificielle pour les entreprises européennes

L’intelligence artificielle est susceptible de bouleverser l’ensemble des secteurs de l’économie. Elle est notamment appelée à être au cœur du domaine médical pour accélérer le diagnostic des maladies et le développement de traitements, du domaine de l’agriculture en déterminant et en réduisant les besoins en eau, en engrais et en pesticides, et surtout du domaine de la recherche pour l’analyse des données. Benoît Cœuré, président de l’Autorité de la concurrence, précise que « l’intelligence artificielle, d’un point de vue économique, a la possibilité de renforcer la productivité dans les services », mais si les institutions européennes et les autorités nationales ne prennent pas la mesure du bouleversement, « les conséquences pourraient également être calamiteuses ».

Éviter le monopole et l’abus de marché des grandes entreprises technologiques

Si Carel Maske, directeur de la concurrence chez Microsoft, considère que « le temps des balbutiements des politiques antitrust est loin derrière nous » et que la politique de concurrence est armée pour évaluer les effets de l’IA, Margrethe Vestager alerte cependant sur les « grands obstacles à l’entrée au regard de la complexité des grands modèles de langage pour lesquels est nécessaire une quantité considérable de données ». Benoît Cœuré précise en effet que l’accès aux données nécessaires pour produire, former et distribuer l’IA est détenu par des acteurs prédominants qui possèdent déjà un pouvoir de marché considérable. Pour identifier le pouvoir de marché des entreprises dans le secteur de l’IA en amont et en aval de la chaîne de valeur, l’Autorité de la concurrence a lancé, le 8 février dernier, une consultation publique afin de recueillir les observations des parties prenantes (v. Intelligence artificielle générative : l’Autorité de la concurrence lance une consultation publique, Actualités du droit, 21 févr. 2024). Les grandes entreprises ne dominent pas seulement l’accès aux données, mais également l’accès aux infrastructures informatiques (composants matériels et logiciels), aux puissances de calcul et à l’expertise avec une concurrence entre les grands investisseurs et les petites start-up pour attirer les talents.

Dans un contexte d’intégration verticale des systèmes d’IA, les autorités nationales et la Commission européenne contrôlent notamment le développement des acquisitions prédatrices permettant à un acteur dominant ou structurant dans le domaine de l’IA de faire l’acquisition d’un acteur innovant pour renforcer sa position sur le marché. Les petites entreprises d’IA deviennent de plus en plus dépendantes de l’infrastructure et du soutien financier des géants de la technologie, qui exercent à leur tour une influence décisive sur leurs stratégies commerciales d’une manière très probablement anticoncurrentielle. Une enquête sur le partenariat entre Microsoft et OpenAI a notamment été menée par le Bundeskartellamt, comme le rappelle Andreas Mundt, président de l’autorité de concurrence allemande, coopération désormais examinée par la Commission européenne. Seule une action rapide contre les pratiques anticoncurrentielles dans le domaine de l’IA permettra aux autorités d’empêcher l’extension d’un tel contrôle oligopolistique.

Le 22 juillet 2019, OpenAI et Microsoft ont annoncé un partenariat informatique exclusif, initialement étayé par un investissement d’un milliard de dollars et complété ultérieurement par d’autres financements, dont un autre investissement de même ampleur en 2021 et un dernier de 10 milliards de dollars en janvier 2023.
Après l’ouverture d’une enquête formelle par le Bundeskartellamt en mars 2023, l’autorité de concurrence allemande a conclu le 25 septembre dernier que si Microsoft a acquis une influence concurrentielle matérielle sur Open AI dès 2019, elle n’a pas formellement violé les exigences allemandes en matière de notification du contrôle des concentrations en raison du fait que le seuil de la valeur de la transaction en Allemagne n’a pas été atteint.
En décembre 2023, l’autorité de concurrence et des marchés britannique (Competition and Markets Authority) a invité toute partie prenante s’estimant concernée à faire part de ses commentaires sur le partenariat en cours entre Microsoft et OpenAI.
Au début du mois de janvier, la Commission européenne a annoncé qu’elle entamait un examen de la nature de la relation entre Microsoft et OpenAI, après le récent renvoi du PDG d’OpenAI suivi de sa réintégration, qui a mis en lumière les liens étroits entre les deux groupes.

L’application du droit de la concurrence, un enjeu pour la préservation de la démocratie

Les enjeux de l’intelligence artificielle concernent non seulement la compétitivité, mais aussi la démocratie. La régulation du comportement des grandes entreprises du numérique est essentielle pour la préserver. Pour la première fois, comme le soulève Andreas Mundt, « nous nous retrouvons dans une situation où ces entreprises ont non seulement un pouvoir économique, mais également politique ». La concentration des pouvoirs de marché aux mains de quelques grandes entreprises renforce leur influence sur l’information favorisant la polarisation des opinions publiques, notamment en périodes électorales. Margrethe Vestager interpelle en ce sens : « voulons-nous vraiment que notre opinion dépende de systèmes d’IA qui sont sous le contrôle – non pas du peuple européen – mais d’oligopoles numériques et de leurs actionnaires ? ». Parce que le droit de la concurrence peut participer à la protection de la démocratie, Andreas Mundt suggère la possibilité d’introduire la préservation de la démocratie dans les compétences des autorités nationales de concurrence. L’Union européenne et les États membres ne peuvent pas se permettre de sous-estimer les risques pour la concurrence, pour la société et pour la démocratie, et doivent agir vite.

Eva Rousseaux
Étudiante du Master Droit et régulation des marchés de l’Université Paris Dauphine-PSL